Chapitre I

Chapitre Premier



Encore une fois, le conducteur du traîneau essaya de relever son cheval abattu dans la neige, au bord de la route. Il avait saisi le collier de l’animal, sur lequel il tirait violemment, l’encourageant en même temps de la voix.

Un instant, on put croire au succès de ses efforts. Le cheval, redressé à demi, banda ses muscles, donna une vigoureuse secousse et puis, comme les : “Hi !… Oh !… Hi !…” s’amplifiaient, devenaient presque triomphants, il retomba d’un seul coup, en hennissant de détresse. Alors, son maître se tourna vers les deux voyageurs dont l’aide avait accompagné chacune de ses tentatives.

Messieurs, dit-il avec cette exquise politesse du Suisse, qui conquiert tout de suite le touriste étranger, je suis désolé, mais vous devrez, sans doute, continuer à pied votre route.

Un mouvement d’humeur échappa à l’un des voyageurs. Celui-ci fit quelques pas en avant et, les sourcils froncés, se mit à considérer l’attelage, cherchant visiblement, en son esprit, la solution pratique d’une aussi fâcheuse position.

Il était de taille élevée, mais si admirablement proportionné que cette grandeur peu commune ne se remarquait point dès l’abord. Une impression de vigueur et de force se dégageait, par contre, de sa personne, dont elle exaltait la distinction. Ses traits nets, accusés, n’avaient point seulement le privilège d’une beauté exceptionnelle ; ils étaient encore animés par une flamme qui, illuminant les yeux sombres, le large front, courant sur la bouche volontaire, prêtait à ce masque une étrange séduction.

En cet instant, cependant, une vive contrariété transformait la physionomie du jeune homme ; et celle-ci s’accrut encore lorsque, d’un ciel gris et bas, des flocons commencèrent à tomber. Il releva alors, d’un geste impatient, le col de son élégante pelisse, enfouit ses mains au creux de ses poches et, se tournant tout d’une pièce vers le second voyageur :

Mon cher, si nous ne voulons périr ensevelis ou risquer une congestion, le mieux est de gagner l’hôtel par nos propres moyens. Qu’en pensez-vous ?

Le jeune homme ainsi interpellé ne parut guère s’émouvoir. Il avança seulement de quelques pas et, comme pour mieux fouiller la campagne environnante de son regard, gagna l’un des côtés de la route.

Son aspect n’offrait rien de particulier, sauf peut-être une extrême placidité. Moins grand que son compagnon, il était tout aussi élégamment vêtu. Son visage régulier accusait une intelligence déliée et prompte ; des gestes calmes, réfléchis, une visible pondération ajoutaient sans doute quelques années de plus à l’âge qu’il devait réellement avoir. Durant quelques instants, les yeux du voyageur effleurèrent les vallées profondes ouvertes sous ses pieds, les hautes cimes perdues dans un cotonneux ciel gris, les forêts pétrifiées à flanc de montagne, pour revenir enfin vers le chemin désert. Gagner à pied le palace, juché tout là-haut dans les sapins, n’était point une entreprise divertissante. Cependant, aucun proche secours ne s’annonçant, il n’y avait guère mieux à faire. Et le jeune homme hocha la tête.

Vous avez raison, Michel. Il faut nous mettre en route. Une fois au port, nous enverrons du renfort à ce brave homme.

Il rejoignit le voiturier, toujours occupé de son cheval, et s’apprêtait à lui faire part d’une aussi sage décision. Mais celui-ci, se redressant tout à coup, sembla écouter avec une grande attention. Et, avant que les jeunes gens aient perçu le moindre bruit, il s’écriait :

Un traîneau !

Au bout de quelques minutes, en effet, un traîneau dont les sonnailles s’étaient précisées, apparut au tournant de la route. Il venait vers les voyageurs, au trot tranquille de son cheval, et sa capote relevée avait déjà blanchi.

L’accidenté s’était porté au-devant de lui. Ayant, d’un geste, commandé son arrêt, il parlementait avec d’invisibles personnages. Peu après, il rejoignit les jeunes gens.

Cette voiture monte justement au palace, messieurs, expliqua-t-il ; mais elle n’est pas libre. Il s’y trouve déjà une dame, et…

… Et cette personne ne veut point se commettre avec de vulgaires touristes inconnus ? interrompit celui que son compagnon avait appelé Michel, tout en souriant ironiquement. Qu’à cela ne tienne, nous pouvons fournir quelques références.

Sans laisser au voiturier le loisir de reprendre sa phrase inachevée, il s’était déjà détaché du groupe et s’avançait vers le traîneau.

Madame, dit-il en se découvrant et inclinant sa haute taille, le violoniste Michel Marsac et son secrétaire et ami ont été victimes d’un accident. Ils vous seraient infiniment reconnaissants si vous vouliez bien leur permettre d’user de votre attelage.

Du fond de la voiture, un timbre clair s’éleva :

J’avais dit à votre guide que, si je pouvais vous être utile, monsieur…

Les mots étaient venus jusqu’au “secrétaire et ami” qui dissimula mal un sourire ; Michel, avec son impatience coutumière, n’avait point permis au voiturier de formuler l’aimable réponse faite à sa requête.

Le jeune homme, debout près du traîneau, remerciait maintenant la voyageuse dont, pour la première fois, les traits lui apparaissaient. L’ombre de la capote ne lui avait d’abord laissé deviner qu’une mince silhouette et deux mains gantées posées sur la couverture. À l’abri d’un capuchon de fourrure, c’était un visage très jeune qu’apercevait Michel : un frais visage aux longs yeux bleus surmontés de sourcils très noirs, à la bouche sérieuse, presque grave. Comme la jeune fille reculait pour faire place à ses compagnons imprévus, sa coiffure glissa un peu sur des cheveux d’un châtain lumineux, à reflets d’or.

Il n’y avait point de bagages à transborder d’un attelage à l’autre. Ceux-ci devaient monter directement de la station au palace par le funiculaire que les jeunes gens s’étaient, une heure auparavant, refusés à prendre. Seul, un riche étui à violon, aux initiales de vermeil, fut apporté par l’ami de Michel, qui le plaça sur ses genoux. Et, tout aussitôt, le véhicule lourdement chargé reprit sa marche.

La montée s’avérait rude. Malgré son désir de retourner très vite porter secours au traîneau en difficulté, le conducteur ne pouvait demander davantage à son vaillant animal. La neige continuait à tomber et la piste, de minute en minute, se faisait plus glissante. Suivant les brusques tournants de la route abrupte, c’était tantôt à droite des jeunes gens, tantôt à gauche, le précipice : un béant trou d’ombre. La nuit s’annonçait et, déjà, la vision des objets, dans leur uniforme blancheur, devenait imprécise.

Les voyageurs, doucement bercés par la musique des grelots attachés au collier du cheval, se laissaient aller à une évidente satisfaction. Bien abrité par la large capote de moleskine, chacun d’eux songeait à ce qu’aurait pu être cette même ascension, sans la providentielle rencontre. Et le sentiment de bien-être confusément ressenti s’en trouvait accru.

Le secrétaire exprimait l’essentiel de ses pensées. Il le faisait en phrases spirituelles et vives auxquelles la jeune fille répondait sans aucun embarras. Michel, lui, ne se mêlait guère à la conversation. Son regard distrait errait au hasard sur le paysage et il fallait une interpellation directe de son ami pour qu’il le ramenât à l’intérieur du traîneau.

Depuis un instant, la route, taillée en pleine forêt, s’était élargie. On approchait de la station à laquelle se rattachait l’hôtel. Bientôt, les premiers magasins (la plupart accessoires de ski, salons de thé, confiseries) apparurent. Leurs vitrines s’allumaient déjà. À la faveur de l’une d’elles, plus brillamment éclairée, la voyageuse, se penchant, consulta une minuscule montre de poignet. Alors, elle frappa doucement sur l’épaule du conducteur.

Arrêtez, s’il vous plaît, je descends ici, dit-elle.

Avant que le secrétaire ait eu le temps de lui offrir son aide, l’inconnue sauta légèrement à terre ; puis, elle assujettit son capuchon, salua les jeunes gens et, bientôt, dans une rue voisine, elle avait disparu.

Bertrand, voulez-vous décidément planter ici votre tente ? Le lieu me paraît assez inconfortable.

Le secrétaire se détourna en riant et, sans utiliser le marchepied, revint prendre sa place à côté de Michel. Il était demeuré quelques secondes immobile auprès de la voiture, le visage tourné dans la direction prise par la jeune fille, et il lui semblait assez naturel que son compagnon s’impatientât.

Eh bien ! répondit-il, si un campement ici même devait m’exposer à de semblables rencontres, je crois que vous coucheriez seul au Grand Hôtel, ce soir.

Le violoniste eut un bref haussement d’épaules, mais ne releva pas les paroles de son ami. S’enfonçant profondément dans l’angle du traîneau, qu’avait livré, plus spacieux, le départ de la voyageuse, il étira ses longues jambes, croisa les bras et, les yeux mi-clos, ne bougea plus.

Une longue côte, encore quelques mètres et, devant les jeunes gens, le Grand Hôtel dressa sa luxueuse architecture, rehaussée de sculptures de pierre. La façade, percée d’innombrables ouvertures : fenêtres, terrasses, loggias, solarium, était illuminée par quatre lourdes torchères de bronze. Ainsi campé, tout au bord d’une saillie rocheuse, le palace dominait monts et vallées.

Devant la porte d’entrée, que des torrents de lumière franchissaient, le traîneau s’arrêta. Bertrand du Breuil en descendit le premier et, s’approchant du voiturier, voulut acquitter le montant de la course. Ce dernier, cependant, se refusa à accepter la moindre somme. Comme le secrétaire insistait, il expliqua :

Vous ne me devez rien, monsieur. Je suis retenu pour un mois par Mme la comtesse Olga Pavlovitch, avec laquelle se trouve la jeune fille que je promenais. Toutes mes sorties sont payées d’avance et je ne puis en accepter deux fois le montant. Au revoir, messieurs, acheva-t-il en ôtant son feutre orné d’une plume ; je dois redescendre secourir mon camarade sans tarder.

Le traîneau décrivit un cercle et s’éloigna, tandis que les voyageurs, en silence, gravissaient le monumental perron d’entrée. Ils en atteignirent les dernières marches lorsque le secrétaire posa sa main sur le bras de Marsac.

Michel…

Ce dernier s’arrêta aussitôt et tourna vers Bertrand un visage parfaitement calme. La clarté qui s’échappait du hall par les portes vitrées frappait chacun de ses traits et en eût décelé le moindre bouleversement. Une fois de plus, Bertrand admira cette maîtrise de soi que nul être au monde, pensait-il, ne devait posséder à un aussi haut degré.

Michel, reprit-il après une hésitation, peut-être avons-nous mal entendu ?

N’en croyez rien, mon cher. Ce brave homme s’est expliqué avec une netteté qui ne laisse point de prise au doute. La comtesse Pavlovitch, ma tante, se trouve en Suisse, tout comme nous.

Le ton était léger, ironique, mais du Breuil ne s’y trompa point. Il savait trop quelle inguérissable blessure saignait chez Michel au moindre rappel du passé pour croire à cette indifférence. La comtesse Olga, bien que n’ayant joué, dans la vie du jeune homme, aucun rôle particulier, n’en restait pas moins l’un des membres de cette famille dont il s’était à jamais écarté.

Le violoniste, cependant, avait repris sa marche ; et Bertrand, devinant sa répugnance à poursuivre l’entretien, le suivit sans ajouter un mot.

Dans le hall, un directeur de l’hôtel s’empressa auprès de ces nouveaux venus dont il connaissait l’importance. Les appartements, réservés depuis plusieurs jours, se trouvaient prêts, et il tint à y conduire lui-même les voyageurs.

Dès qu’il se trouva seul dans la luxueuse chambre, tapis clair, grands meubles de sycomore blanc, sièges laqués dans le style vénitien, Michel Marsac, ayant au passage jeté son vêtement de voyage sur le grand lit capitonné de soie castor, alla droit à l’une des fenêtres et l’ouvrit. Là, il respira longuement, profondément, comme si, dans la pièce close, l’air eût manqué à ses poumons.

Sa pelisse ôtée, il apparaissait tout à la fois svelte et puissant. Il avait, d’un geste violent, croisé ses bras sur sa poitrine, et demeurait immobile, tête nue, sans aucun souci du vent glacial qui le souffletait.

Pour l’amour du Ciel, Michel, voulez-vous fermer cette fenêtre ? s’écria Bertrand du Breuil en pénétrant dans l’appartement. Songez donc, je suis responsable de la santé du grand maître ! Votre public pourrait fort bien me lapider si le concert annoncé n’avait pas lieu !

Avec un demi-sourire, Michel obéit. Puis il rejoignit son ami, s’assit sur le bras d’un fauteuil et, ayant tiré de sa poche un étui d’or gravé, le présenta ouvert au jeune homme. Du Breuil, avant de choisir une cigarette, déposa une enveloppe auprès de son ami.

J’allais oublier, Michel. On vient de me remettre cette lettre qui, paraît-il, vous attend depuis plusieurs jours déjà. Encore une admiratrice, heureux homme !

Le violoniste envoya vers le plafond une longue spirale de fumée avant de jeter les yeux sur l’enveloppe.

En défaut, Bertrand, dit-il enfin. Ces gracieux déliés ne peuvent être que le fait du concierge de mon hôtel. Lui seul, à Paris, connaît l’itinéraire de nos tournées et il a charge de faire suivre la correspondance que je reçois durant celles-ci.

Tout en parlant, le jeune homme décachetait avec nonchalance la première des enveloppes, puis une seconde, plus petite, qui s’y trouvait enfermée. Et soudain, une sourde exclamation lui échappa. Le secrétaire, dont l’attention s’était détournée de Michel, ramena avec surprise ses yeux vers lui et, tout aussitôt, se dressa presque avec effroi.

L’espace d’une seconde avait suffi pour que s’opérât chez le violoniste une extraordinaire transformation. Son visage brun était devenu livide ; ses lèvres se pressaient l’une contre l’autre avec une force qui faisait saillir les muscles des mâchoires ; enfin, sous les sourcils joints, ses yeux noirs étincelaient.

Voyez donc, Bertrand ! s’écria-t-il d’une voix qu’il s’efforçait de rendre ironique, mais où grondait la colère. Voyez ! Ceci est autrement bouleversant que le voisinage de la comtesse Olga.

Et, tout en parlant, il tendait au jeune homme un large feuillet gravé d’une couronne.

Tandis que du Breuil se penchait sur les lignes dont la lecture avait, à ce point, agité Marsac, ce dernier s’était mis à marcher au travers de la chambre. Il avait, en partie, réussi à se dominer, mais son front demeurait contracté et les éclats de sa voix inapaisée indiquaient la persistance d’un trouble profond :

Ma grâce, Bertrand ! disait-il avec un sombre éclat de rire. Vous avez bien lu, ceci est ma grâce ! Après huit années, l’exilé peut revenir dans son pays. Ah ! mon cousin est généreux, n’est-ce pas ? Il se souvient qu’un homme de son sang et de sa race, un homme dont rien n’entachait l’honneur, erre de par le monde, injustement banni !

Il s’interrompit à peine pour reprendre avec une amertume croissante :

On me convie magnanimement à venir m’agenouiller sur les marches du trône, à courber la tête, à me frapper la poitrine et à m’écrier : “Majesté, je reconnais mes torts, je déplore les erreurs de mes jeunes années et je m’humilie ! Oui, j’ai été coupable, infiniment, et mon crime ne peut trouver d’excuses. J’aimais une femme ; elle m’aimait aussi, mais plus encore que mon amour comptait à ses yeux la toute-puissance. Or, cette toute-puissance, vous la possédiez et, avec elle, le droit d’écarter un témoin gênant de serments trahis et de promesses violées. Ma faute est donc à peu près inexpiable, et seule une clémence sans borne la pouvait effacer !” Cela dit, Bertrand, je me relèverai pour l’accolade fraternelle. Selon toute probabilité, je devrai ensuite baiser une main féminine et… Non ! Cent fois non ! s’écria Michel en redressant fièrement la tête. Jamais je ne payerai mon droit d’entrée en terre slovitane un tel prix !

Il se tut et, dirigeant ses regards vers la fenêtre, parut s’absorber dans la contemplation des sommets.

Bertrand du Breuil n’avait pas encore bougé. Avant de faire entendre à Michel la voix de la raison, il désirait laisser à sa révolte le temps de se calmer. Depuis des années que, par amitié, le jeune homme partageait avec Marsac une existence dorée mais vagabonde, il ne se souvenait pas d’avoir vu ce dernier aussi violemment ému. Comme le silence se prolongeait, cependant, il vint vers son ami, parut balancer un instant et, enfin, demanda :

Quelle réponse, comptez-vous faire à cette lettre ?

Le jeune homme tressaillit ; puis, aussitôt, sans se retourner :

Aucune ! jeta-t-il rudement.

Bertrand ne se démonta pas.

Je suppose que vous avez bien réfléchi, dit-il. Néanmoins, les décisions précipitées étant presque toujours regrettables, je vous poserai la même question demain.

Du Breuil allait s’éloigner. Mais Michel, faisant brusquement volte-face, le retint.

Voyez-vous d’autre alternative que celle de m’humilier ou de jouer une infâme comédie de repentir, Bertrand ?

Peut-être…

Longuement, le violoniste considéra son compagnon qui, très calme, soutint sans broncher ce regard. Il le connaissait assez pour savoir que nulle parole n’était, par du Breuil, prononcée au hasard ; et il avait maintes fois apprécié les idées de haute sagesse nées de cet être réfléchi. Aussi regagna-t-il le fauteuil abandonné en disant simplement :

Je vous écoute.

Le jeune homme sourit à demi. Cette confiance de l’indomptable Michel le flattait. Il prévoyait l’accueil fait à ses suggestions et pourtant n’hésita pas.

Vous ne voulez point, Michel, et vous avez raison, donner à… mettons, à une souveraine le spectacle de votre amende honorable et la joie d’un triomphe trop certain. Mais savez-vous bien que les rôles peuvent être renversés ?

Je ne comprends pas.

Et moi, je m’explique : rentrez en Slovitanie, Michel ; regagnez votre pays. Prenez à nouveau possession de votre hôtel de Kroukoya, de vos chasses de Zogoravine, de vos domaines de Vrorina, de Kirsova, de votre château de Pakovatz ! Mais n’y retournez pas seul. Que, devant ce trône où l’on prétend vous humilier, un front blanc s’incline auprès du vôtre ; que de beaux yeux disent votre bonheur ; qu’une main, dans cette ascension dont l’idée vous heurte, guide et soutienne votre main.

Du Breuil s’arrêta court. Michel, de nouveau, s’était dressé et, écrasant dans un cendrier proche la cigarette qu’il venait d’allumer, s’écriait avec impatience :

Sornettes, Bertrand ! J’attends de vous un avis sérieux et, si je comprends bien, vous me parlez idylle… peut-être même mariage !

Conseil fort sage, mon ami ; et qui vous permettrait de reparaître devant la reine Milena en homme heureux et détaché de tout souvenir, comme de tout regret… Voyons — excusez-moi de pénétrer en ce domaine — mais n’existe-t-il point dans vos tournées une halte à laquelle votre pensée se reporte plus volontiers, parce qu’“elle” est brune… ou blonde ? Si j’en crois le langage des innombrables fleurs qui accompagnent chaque concert nouveau, il y a de par le monde bien des cœurs dont votre archet a fait vibrer les cordes.

À l’instant où du Breuil se taisait, quelques coups légers furent frappés à la porte. Avec ennui, Marsac cria : “Entrez !” en tournant la tête vers le fond de la pièce où devait surgir l’importun. Aussitôt, le battant s’ouvrit, livrant passage à une vieille dame aux cheveux blancs, au frais visage rosé, exubérante et preste comme on ne l’est guère qu’à vingt ans.

Mon cher ami, s’écria-t-elle en s’élançant vers le violoniste, excusez-moi de venir à vous sans être annoncée ; mais, vraiment, le plaisir que j’éprouve à vous voir ne pouvait davantage se différer !

Marsac, aux premiers mots, avait mal réprimé un vif froncement de sourcils. Pourtant, rien n’était plus irréprochable que le mouvement par lequel il se pencha sur la main tendue. Sans jamais s’y accoutumer, il reconnaissait que cette perpétuelle immixtion du public dans sa vie privée représentait l’inévitable rançon de la gloire. Et puis, Mme Bertin, dont l’âge canonique laissait en tout cas en repos sa vanité masculine, n’était-elle point la plus fidèle et la plus fervente de ses auditrices ?

Sans trop d’ennui, le jeune homme poussa donc devant la visiteuse la porte d’un petit salon richement décoré, qui faisait partie de son appartement.

Ah ! mon enfant, s’écria la vieille dame, dès qu’elle fut assise dans un confortable fauteuil. Vous permettez, n’est-ce pas ? Je vous appelle mon enfant puisque je pourrais être votre grand-mère. Savez-vous que j’ai fait spécialement le voyage de Paris pour venir vous entendre ici ?

Le violoniste s’inclina. Mais Mme Bertin, dont la prolixité était étonnante, parut à peine le remarquer.

Et voilà que vous avez failli rester dans la neige, poursuivit-elle en riant. Car, il n’y a pas à dire, vous pataugeriez encore si la petite France n’était point passée par-là.

France ? interrogea du Breuil, prenant pour la première fois la parole.

Mais oui, ma petite amie Françoise de Chancel, dont le traîneau, si j’en crois les toutes dernières rumeurs, a sauvé de pauvres victimes de la montagne !

Elle rit encore et acheva :

Nous avions rendez-vous dans un salon dé thé du village et elle m’a conté cette amusante mésaventure pour s’excuser de son retard !

Chacun des jeunes gens évoqua dans son souvenir la même image et ses traits les plus saillants : un capuchon de fourrure sur des cheveux dorés, un visage clair et grave, une mince silhouette vite disparue.

Vous voudrez bien, madame, pria Michel, exprimer à Mlle de Chancel toute notre gratitude. Elle-même ne vous en a pas laissé le temps.

Je le ferai, Marsac, je le ferai…

Et lui dire combien nous avons déploré de ne pouvoir acquitter, au voiturier le plus entêté que je connaisse, le prix de notre course.

Oh ! cela n’a guère d’importance et concerne uniquement la comtesse Pavlovitch… La comtesse est une de mes amies, crut-elle devoir expliquer aux jeunes gens. Mon mari resta longtemps attaché à l’ambassade française de Kroukoya et bien qu’Olga Pavlovitch, déjà veuve, sortit peu et reçût moins encore, nous eûmes cependant des relations très suivies. Elle voyage en ce moment et, après s’être arrêtée en Suisse, vient de partir pour l’Italie avec ses enfants. Françoise prend ici quelques jours de congé qu’elle passe en ma compagnie.

Mlle de Chancel est-elle une parente de la comtesse Pavlovitch ? questionna Bertrand, vivement intéressé.

Elle ? Pauvre enfant ! Pas du tout. Orpheline depuis des années, elle n’a plus aucune famille. Son père, un jeune avocat de talent, terrassé par une embolie à la barre même, sa mère morte d’une septicémie foudroyante peu d’années plus tard, elle est demeurée, sans fortune, à la charge d’une grand-mère qui n’en possédait guère plus. Lorsque, à son tour, celle-ci disparut, j’accueillis France chez moi. De profonds liens d’amitié m’avaient unie à Mme de Chancel et je considérais comme un devoir d’aider sa petite-fille à trouver un emploi en rapport avec son intelligence, ses goûts, son éducation. Je crois ne point y avoir mal réussi. Depuis bientôt trois ans, France remplit, auprès de la fille de la comtesse, les fonctions d’institutrice, de gouvernante, et aussi d’amie très chère.

« Oh ! continua Mme Bertin, entraînée par son sujet, on est parfaitement bon pour elle en Slovitanie. Elle a trouvé là le meilleur, le plus accueillant des foyers. Cependant, je sais que sa vie ne se trouve pas exempte d’amertume.

Elle hésita un peu et reprit en confidence :

Olga Pavlovitch vit à Kroukoya, au palais du prince régnant, dont elle est la tante. Or, la princesse Milena s’accommode fort mal du voisinage d’une aussi jeune beauté et le lui fait durement sentir. Elle a d’abord, paraît-il, “ouvert les yeux” de la comtesse sur le danger que représentait pour sa fille un tel chaperon. Puis, ses insinuations très fraîchement accueillies par Olga, qui est une femme éminemment vertueuse et raisonnable, elle se décida à faire intervenir le roi. Le résultat ne fut pas meilleur. Sa Majesté répondit en propres termes qu’il ne se reconnaissait aucun droit sur l’éducation de sa jeune cousine Nathalie, du reste fort bien dirigée par la comtesse ; et point davantage de compétence en ce qui concernait le choix ou le rejet des personnes devant s’y employer. Les choses en sont restées là. Je n’ai guère reçu les confidences de Françoise. Elle est très digne, très fière, et s’élève au-dessus de toutes les mesquineries. Mais je ne puis m’empêcher de penser qu’un jour, prochain sans doute, elle reviendra vers moi, vaincue. La puissance a toujours des armes efficaces et la vanité féminine une violence insoupçonnée.

Longuement encore, Mme Bertin entretint les jeunes gens de sa protégée. Ceux-ci l’écoutaient en silence et Bertrand remarqua soudain l’étrange visage de son ami. Il connaissait assez Marsac pour savoir qu’à chacun des mouvements de son âme correspondait une expression de physionomie bien différente. Or, ce masque, pour d’autres impénétrables, offrait au même instant un complexe de réflexion aiguë, de résolution arrêtée et même de dureté qui l’inquiéta.

Avec soulagement, il accueillit le mouvement Mme Bertin se levant pour prendre congé de Michel, il accompagna cette dernière jusqu’à la porte du petit salon qui, directement, s’ouvrait sur un couloir. Et alors… Bertrand comprit.

Le violoniste s’était incliné devant sa vieille amie, la remerciant de sa visite. Et soudain, comme elle allait franchir le seuil de la pièce :

Puisque Mlle de Chancel se trouve momentanément votre protégée, madame, dit-il, suis-je autorisé à vous avouer quelle impression très profonde elle a produite sur moi ?

Du Breuil n’entendit point la réponse faite par Mme Bertin. Une telle stupeur l’avait saisi que ses facultés lui en paraissaient annihilées. Ce fut seulement au bruit de la porte poussée derrière la visiteuse que le jeune homme retrouva son assurance.

Michel, commença-t-il, Michel…

Le violoniste, qui déjà s’éloignait, s’arrêta. Ses traits parfaitement calmes n’offraient à l’observateur le plus perspicace rien dont celui-ci eût pu s’étonner.

Il regarda du Breuil et, avec ironie :

Allez-vous donc, Bertrand, me blâmer maintenant pour une docilité trop grande ? Vos conseils étaient la sagesse même, je les suis ! Allons, je vous en prie, mon cher, changez de visage. Le sort en est jeté, nous inscrirons la Marche nuptiale au programme de nos auditions.

Ayant ainsi parlé, le jeune homme, sans plus s’occuper de Bertrand, traversa le salon et regagna la chambre où, avec soin, il entreprit de déballer son violon.

Mais le secrétaire ne se tint pas pour battu. Rejoignant Marsac, il mit la main sur son épaule et, avec une gravité inaccoutumée :

Pourquoi justement cette enfant, Michel ? Cette enfant que vous ne connaissez pas, que vous n’avez même point vue ?

Le violoniste se retourna lentement et du Breuil vit étinceler son regard.

Pourquoi ? répéta-t-il.

Sa voix avait des intonations dures et violentes.

Vous n’avez donc pas compris, Bertrand ? Mais parce que Milena la hait !



À suivre...


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