Chapitre II

Chapitre II



Je vous apporte, ma chère enfant, une nouvelle inattendue, surprenante… une nouvelle très heureuse !

Françoise de Chancel leva les yeux sur Mme Bertin qui, assise en face d’elle, donnait tous les signes d’une extraordinaire agitation.

Nathalie devance la date de son retour en Suisse ? s’écria joyeusement la jeune fille dont le visage s’illuminait.

Un sourire se dessina sur les lèvres de Mme Bertin. Il s’agissait bien de Nathalie !

Déjà prête à gagner les salons où, ce même soir, devait avoir lieu le concert du maître, la vieille dame était venue frapper à la porte de France. Celle-ci l’avait priée de s’asseoir un instant. Elle achevait d’agrafer le corsage très ajusté d’une robe de soie gris argent, dont la longue jupe brodée de roses chair s’évasait comme une corolle, lorsque Mme Bertin se décida à brûler ses vaisseaux :

Ma petite France, Michel Marsac vous demande en mariage !

La phrase prononcée, un silence de quelques secondes pesa dans la chambre. Françoise n’avait pas fait un mouvement. Simplement, elle fixait sur son interlocutrice un regard de stupeur. Enfin, comme si les mots eussent dû venir d’elle-même pour concrétiser une réalité, elle répéta :

Michel Marsac !

Et, tout aussitôt, dans une protestation involontaire :

Mais il me connaît si peu, madame !

Mme Bertin sourit encore. Sans parler, elle contempla la jeune fille debout devant elle, son ravissant visage altéré par l’émotion, ses yeux d’un bleu profond largement ouverts, son front penché, et elle songea que bien d’autres, à sa place, auraient montré moins de modestie.

Je comptais sur cette objection, mon enfant, dit enfin la vieille dame. Concernant tout autre que Michel, elle serait juste. Mais ne savez-vous point comment les véritables artistes diffèrent du commun des mortels ?

Et, sans attendre une réponse que ne songeait d’ailleurs guère à formuler sa protégée, elle reprit :

Il y a huit jours, Françoise, que Marsac est ici ; huit jours durant lesquels, s’il fuyait le monde, notre ami recherchait volontiers ma compagnie, c’est-à-dire la vôtre. Or, les natures exceptionnelles sont ainsi faites qu’elles pénètrent les caractères, découvrent les intelligences, devinent les âmes, avec une sensibilité infiniment plus aiguë que tout autre, plus rapide par conséquent.

Mme Bertin s’interrompit pour juger de l’effet que produisaient ses paroles. Cette femme, d’une grande bonté, possédait un fond de romanesque que les années n’avaient pu émousser ni amoindrir. Jouer ce rôle actif dans une aventure sentimentale la comblait d’un plaisir d’autant plus grand que le bonheur de deux êtres auxquels elle était attachée se trouvait en jeu. Aussi, fut-ce avec une fougue nouvelle qu’elle continua :

Laissez-moi, ma chère France, vous parler un peu de celui qui m’a chargé, ce soir, de plaider sa cause… Vous connaissez son nom ; depuis des années, il brille dans toutes les capitales du monde. Mais Marsac est mieux encore qu’un virtuose célèbre. C’est aussi un homme d’honneur dont la vie privée, quoique résolument défendue contre la curiosité publique, n’a jamais donné prise à la malveillance, pas même à la critique. Il est orphelin. De sa fortune personnelle, je ne puis vous parler. Cependant, à cause même d’une certaine libéralité, je l’imagine importante. Par ailleurs, il mène une existence confortable et exempte, cela se devine, de tout souci matériel. Enfin — on ne sait trop pourquoi — une sorte de mystère entoure sa personne. Mais cela ne saurait déplaire à une femme.

« Que vous dirai-je de plus, mon enfant, pour vous engager à accueillir favorablement sa demande ? Vous êtes raisonnable, pleine de bon sens, et apprécierez, sans nul doute à sa valeur, la chance de bonheur qui vous échoit.

La vieille dame se tut et, tournée vers Françoise, guetta sur le visage incliné le reflet de secrètes pensées. Pour gagner sa petite amie, elle avait déployé une éloquence convaincante, dont elle attendait en toute sécurité le bon résultat.

On eût bien étonné Mme Bertin en lui disant que son intervention était, en l’occurrence, assez imprudente. Elle connaissait Françoise, certes, depuis sa naissance et, ayant assisté à tous les bouleversements de cette jeune vie, pouvait répondre de la trempe particulière d’une belle âme. Mais, en revanche, quelles garanties offrait à la jeune fille ce Marsac dont Mme Bertin elle-même ignorait tout le passé ?

Vraisemblablement, la vieille dame ne s’arrêta guère à cette idée que l’on pût juger sa connaissance du violoniste imparfaite. Michel était beau, brillant et célèbre ; cela ne suffisait-il pas à l’obscure Françoise et cette dernière pouvait-elle désirer une meilleure caution de bonheur ?

La jeune fille, justement, relevait ses yeux que, pendant tout le discours de son amie, elle avait tenus fixés à terre. Elle parlait, mais ses mots n’étaient point tout à fait ceux que son interlocutrice attendait :

Vous remercierez M. Marsac, madame. Vous lui direz combien je suis reconnaissante… et flattée… mais si surprise que je ne peux, ainsi…

Bien entendu, mon enfant. Michel comprendra que vous n’arrêtiez pas une telle décision à la légère. Il désire d’ailleurs vous entendre lui-même, après son concert. Je vais lui apporter, de cette entrevue, les meilleures espérances.

Le grave regard de la jeune fille se posa sur celui de Mme Bertin.

Non, madame, ne parlez point de la sorte à M. Marsac. Je sais que quelques instants me seront insuffisants pour prendre une résolution dont ma vie entière doit dépendre. Il est trop tôt pour me demander une réponse. Dites-lui qu’il n’en fasse rien, que je l’en prie !

Mme Bertin, avec sa pétulance ordinaire, s’était levée et le bruissement de sa robe de faille accompagna des paroles catégoriques :

France, vous déraisonnez !

Mais, aussitôt, avec plus de douceur, la vieille dame reprit :

Mon enfant, Michel a ses tournées, ses répétitions, ses concerts. Il ne peut attendre indéfiniment le bon plaisir d’une pensionnaire capricieuse.

Un pâle sourire entrouvrit les lèvres de Françoise :

Je ne suis plus, hélas ! depuis bien des mois, pensionnaire. Mais, peut-être, cette épithète de capricieuse, l’ai-je, sans le savoir, méritée.

Toute trace d’impatience s’effaça du visage de Mme Bertin. Elle s’approcha de la jeune fille et, posant les deux mains sur ses épaules :

Pardonnez-moi, dit-elle. Je crains tellement que vous ne passiez à côté du bonheur !

Françoise releva la tête :

Mais… je suis heureuse.

Non, France ! Vous jouissez, pour le moment d’une existence paisible, ce qui est tout diffèrent. Et, pourtant, cette existence elle-même pendra fin. Un jour, Nathalie se mariera ; dès lors cesseront vos fonctions près d’elle… En supposant que vous soyez, jusque-là, demeurée en Slovitanie.

Françoise avait pâli. Son intelligence vive et prompte saisissait, avant même qu’elle ne s’extériorisât, la pensée de son amie.

Je n’ai jamais espéré que ma vie s’écoulât tout entière dans la tranquillité, dit-elle. Mais j’envisage l’avenir sans crainte, car Dieu donne toujours la force à ceux qui la lui demandent ardemment.

Mme Bertin s’agita. Depuis son entrée dans la chambre de Françoise, elle ne progressait guère et sa mission était loin d’un heureux résultat. Elle considéra la jeune fille dont les traits, s’ils offraient encore les marques d’une certaine émotion, n’avaient, en tout cas, rien d’irrésolu. Et la vieille dame se dit que toute amicale pression, toute insistance répétée seraient vaines. Françoise, forte de cette sagesse dont les dures leçons de la vie l’avaient dotée, suivrait la route qu’elle jugerait bonne à son destin.

Mme Bertin ne savait point que sagesse et raison ont, dans un cœur de vingt ans, de bien fragiles racines et qu’il n’existe si parfait bon sens dont certains assaillants ne viennent à bout. La vieille dame poussa un soupir de regret — elle eût tellement désiré revenir triomphante auprès de Michel — et se dirigea vers la porte.

Je vous laisse, dit-elle ; le temps passe et c’est à neuf heures, très exactes, que le concert doit commencer. Il serait malséant, ajouta-t-elle avec un sourire, que vous y arriviez en retard.

Elle poussa un battant et, se tournant vers sa jeune amie qui l’avait rejointe :

Je vais donc chez Marsac, mon enfant, l’exhorter à la patience. C’est là tout ce qu’il m’est permis de faire, n’est-ce pas ?

Peut-être l’ambassadrice de Michel espérait-elle un triomphe de la dernière minute, car, sous, le ton léger, une interrogation se devinait. Mais la jeune fille, silencieusement, inclina la tête et cet assentiment fut son unique réponse. Alors, après un geste amical adressé à sa compagne, Mme Berlin, emportant sa déception, disparut.

France ne sut point combien de temps elle était demeurée immobile à la même place. Elle revint enfin vers sa coiffeuse dont les deux ampoules allumées éclairaient seules la chambre, s’empara d’une brosse et se mit à lisser ses cheveux. Mais, bientôt, sa main retomba, tandis que, de ses lèvres à peine remuées, un nom s’échappait :

« Michel ! »

En son esprit, les pensées se heurtaient comme font les feuilles d’automne un soir de tempête ; et ce mot était comme un exorcisme magique dont la douceur apaisait un instant le tumulte de son cœur :

« Michel ! »

Les paupières baissées, elle revoyait le visage de la première rencontre : ces traits orgueilleux, ce regard sombre, cette bouche sur laquelle les mots de prière naissaient d’une si impérieuse façon. Depuis, France avait su que cette bouche pouvait sourire, ce masque s’adoucir et ce regard briller. Mais toujours, en face de Michel, elle conservait l’impression étrange de se trouver devant une âme close, irrémédiablement et à l’accès interdit.

Dans son trouble, la jeune fille s’était levée. Se rapprochant de l’une des fenêtres, elle vint, longuement, y contempler la nuit.

Un ciel miraculeux, d’un bleu sombre, étoile d’or, paraissait envelopper le palace. Dominant les solitudes glacées, les hautes torchères de bronze allumaient, loin au-delà des terrasses, de féeriques scintillements. Alentour, les sapins étaient de cristal, les monts d’argent clair. Sous bois, les sentiers rayonnaient comme les voies lactées d’un ciel profond.

Et, soudain, Françoise secoua la tête avec impatience. Allons, n’était-elle donc plus la maîtresse de ses pensées ? Elle avait demandé à Marsac un laps de temps suffisant pour réfléchir au problème de sa destinée. Plus tard, elle saurait prendre son parti. Ce soir, le moment n’était pas encore venu.

En bas, sur l’esplanade, régnait une animation inaccoutumée. Devant la porte de l’hôtel, des ombres s’entrecroisaient ; des piétinements, accompagnant la molle glissade des traîneaux, montaient jusqu’à la chambre close. Puis, les bruits s’espacèrent, toute agitation cessa. France comprit alors qu’elle ne pouvait davantage s’attarder.

La jeune fille s’était arrachée de la fenêtre et, ayant fait quelques pas dans la chambre, s’empara d’une écharpe de gaze rose qu’elle jeta sur ses épaules et d’un petit sac en perles nacrées. Elle éteignit ensuite posément les lampes et ouvrit la porte de son appartement.

À l’extrémité du couloir, un grand escalier de marbre, à rampe de fer forgé, plongeait dans le hall. Immobile, avant d’aborder la première marche, Françoise, d’un regard, embrassa celui-ci tout entier. Plusieurs lustres de cristal l’éclairaient, cent fois multipliés par les piliers faits tronçons de glaces qui soutenaient la voûte. Des cloisons pivotantes de plusieurs salons avaient été retirées afin de gagner un espace vaste. Et, en considérant la foule d’auditeurs déjà en place, on admettait l’à-propos d’une telle précaution.

L’annonce du concert Marsac avait rempli, de la base au faîte, le palace. Vers celui-ci étaient aussi montés, ce soir, les hivernants dispersés dans le village ou les chalets de la forêt. Si France eût jamais mis en doute la parole de Mme Bertin concernant la célébrité de Michel, le seul spectacle de ce hall bondé de monde l’eût convaincue.

La jeune fille descendait maintenant les marches recouvertes d’un beau tapis persan. Sa venue était tardive, car l’heure prévue pour le commencement du concert se trouvait dépassée et nombre de regards se tournèrent de son côté.

Avec une sorte de hâte — il lui semblait que chacun dût remarquer son trouble et en deviner la cause — l’orpheline chercha à rejoindre Mme Bertin. Celle-ci, heureusement, n’était pas très éloignée, et elle put bientôt s’asseoir à la place réservée par sa vieille amie. Au même instant, il se fit dans l’assemblée un grand silence ; et France, relevant la tête, aperçut alors Michel.

Comme si l’arrivée de la jeune fille eût été le signal par lui attendu, le violoniste venait de se détacher d’un groupe. Le coude appuyé au grand piano à queue, il donnait maintenant les dernières instructions à son accompagnateur. L’instrument se trouvait placé sur une estrade peu élevée et recouverte de tapis qui occupait l’une des extrémités du hall. Tout à côté, à hauteur des lambris, un grand luminator de marbre blanc translucide, posé dans une niche du mur, éclairait le maître avec douceur. Marsac se releva. Il était vêtu de l’habit noir qui soulignait une élégance racée, indéniable. Son visage, aux joues à peine creusées sous leur teint mat, au nez droit, à la bouche précise, était immobile et sans tressaillement.

Une fraction de seconde, les yeux de Françoise croisèrent le regard ardent et dominateur dont, toujours, la rencontre lui causait une anxiété inexplicable. Mais son nom était, près d’elle, prononcé à voix basse et la jeune fille se détourna.

Penché sur son siège, Bertrand du Breuil lui souhaitait le bonsoir. Il tenait à la main un mince feuillet plié en quatre que, bientôt, il tendit à France sans paraître remarquer son étonnement. Puis le jeune homme s’éloigna.

Lentement, elle déplia la simple page, arrachée à quelque agenda, et sur laquelle une haute écriture avait tracé ces mots :

« Pour vous seule, ce soir, je vais jouer… »

Les premières mesures de la Sonate à Kreutzer déroulaient, sous la voûte, leur harmonie. La salle n’était plus qu’une même âme passionnément tendue vers le génie immortel. Les notes montaient, vibrantes, et chacune d’elles jetait vers Françoise la merveilleuse révélation.

Les doigts étroitement refermés sur l’étrange et orgueilleux message, le visage très pâle et le cœur bondissant, la jeune fille essayait de recouvrer tout au moins un calme apparent. De sa place, elle découvrait l’estrade et, au bord de celle-ci, la haute silhouette vers laquelle, invinciblement, son regard était attiré.

Pour Michel, plus rien maintenant ne paraissait exister. Une sourde flamme animait son visage et jusqu’aux paupières à demi baissées. Sa main fine allait et venait au gré de la mesure ; elle semblait, dans un geste prestigieux de création, donner des ailes aux strophes inoubliables.

Avec angoisse, l’orpheline suivait des yeux cette main toute-puissante qui, indifféremment, conduisait les mélodies et les destinées. La divine harmonie la pénétrait tout entière, s’insinuait en elle, baignait son âme, l’entourant de ses ondes comme d’un magique rempart. C’était une sorte d’envoûtement que Françoise subissait en pleine conscience.

Vaguement, dans les courts intervalles qui fractionnaient l’audition, la jeune fille entendait Mme Bertin glisser à son oreille des titres : sonates de César Franck, de Claude Debussy. Enfin vint la Sonate pathétique, de Beethoven.

Une âme magnifique s’était réveillée sous les doigts du maître… une âme, avec ses tourments, ses larmes et ses regrets. Aux accents passionnés succédaient les plaintes déchirantes, aux traits vibrants de tendresse, les notes plus sourdes d’un cœur blessé.

Lorsque Marsac reposa son violon, une immense ovation monta vers la voûte. La salle entière, debout, acclamait le maître avec enthousiasme et exaltation.

Étouffée par le fracas des applaudissements, la voix de Mme Bertin s’éleva :

Nous attendrons ici, mon enfant. Michel va être très entouré ; il ne faut point songer à l’approcher encore.

En signe d’acquiescement, Françoise inclina la tête. C’était le seul geste que lui permît sa profonde émotion. Avec la dernière note eût dû s’envoler le mystérieux sortilège et, pourtant, la jeune fille se sentait en son pouvoir plus que jamais.

Là-bas, le violoniste avait quitté son estrade. Debout, le visage calme, à peine, par instants, éclairé d’un rare sourire, il répondait aux compliments dont on l’assaillait.

Marsac s’est surpassé, ce soir, dit la vieille dame, après avoir gardé un instant le silence.

Et, bien que Françoise n’eût jamais, auparavant, entendu le maître, elle accueillit ces paroles comme l’expression exacte de la vérité.

Dans son sac, la jeune fille venait de glisser le billet du jeune homme et tentait de s’intéresser aux remous de la foule à travers les salons. Mais nul détail ne forçait son esprit, nulle diversion ne pouvait l’atteindre. Rétive pour la première fois, sa volonté ne l’amenait pas vers ce calme ardemment désiré.

Des minutes passèrent, que Françoise, avec une puérile anxiété, eût voulu retenir. Et, soudain, Mme Bertin dirigea vers l’extrémité du salon son face-à-main d’écaillé brune.

Voyez donc, mon enfant. Je crois, en vérité, que Michel nous attend.

De nouveau, la jeune fille tourna les yeux vers le violoniste, dont le regard, passant au-dessus des nombreux visages, semblait, en effet, fouiller la salle avec une impatience mal dissimulée.

La vieille dame s’était déjà levée. Suivie de sa protégée, elle traversa le hall et put enfin rejoindre Michel. Avec son inimitable élégance, celui-ci reçut le tribut d’une admiration fervente. Puis, se tournant vers l’orpheline :

Et vous, mademoiselle, ne me direz-vous rien ?

Sa voix basse avait des inflexions vibrantes, ses yeux scrutaient le visage de Françoise avec une ardente attention.

Autour des jeunes gens, une sorte de vide s’était fait. Les plus tenaces admirateurs de Marsac, découragés par une certaine manière qu’il avait d’accueillir les importuns, se dispersaient dans les salons. À quelques pas, Mme Bertin s’entretenait avec le secrétaire ; et l’on entendait glisser, à la porte, les traîneaux commandés pour la fin du concert.

À la question de Michel, Françoise avait relevé la tête. Mais, comme elle allait formuler une réponse, il l’arrêta brusquement :

Non ! Attendez !

Puis, devant l’étonnement de sa compagne, le jeune homme expliqua :

J’ai, ce soir, trop entendu les mêmes mots pour leur découvrir sur vos lèvres une résonance nouvelle. D’ailleurs, ce ne sont point ceux-là que je sollicite de vous.

France serra autour de ses épaules l’écharpe de gaze rose. Sous ce voile léger, malgré la haute température du hall surchauffé, elle frissonnait. Avec étonnement, Marsac la regarda. Peut-être s’apercevait-il pour la première fois qu’elle était belle. Et puis, avec plus de douceur, il reprit :

Mme Bertin m’a, tantôt, apporté un espoir dont je ne me sens pas digne. Et, cependant, la nature humaine est ainsi faite que j’aspire à son immédiate réalisation.

Ah ! qu’il augurait bien sa puissance, celui dont le talent magnifique avait, ce soir, terrassé une salle entière et un jeune cœur frémissant ! Comme il savait se jouer des résistances, emporter les hésitations et, par l’autorité de son art, gagner la plus rude des parties !

De nouveau, il s’était penché vers Françoise, interrogeant du regard le clair visage un peu contracté. Et, dès cet instant, la jeune fille sut qu’elle capitulait.

Plus tard, lorsque France voulut revivre l’étonnante scène de ses fiançailles, elle se souvint seulement d’une voix grave et chaude, aux inflexions harmonieuses, à laquelle, enfin, sa propre voix avait répondu :

« Oui. »



À suivre...


Chapitre I

Chapitre Premier



Encore une fois, le conducteur du traîneau essaya de relever son cheval abattu dans la neige, au bord de la route. Il avait saisi le collier de l’animal, sur lequel il tirait violemment, l’encourageant en même temps de la voix.

Un instant, on put croire au succès de ses efforts. Le cheval, redressé à demi, banda ses muscles, donna une vigoureuse secousse et puis, comme les : “Hi !… Oh !… Hi !…” s’amplifiaient, devenaient presque triomphants, il retomba d’un seul coup, en hennissant de détresse. Alors, son maître se tourna vers les deux voyageurs dont l’aide avait accompagné chacune de ses tentatives.

Messieurs, dit-il avec cette exquise politesse du Suisse, qui conquiert tout de suite le touriste étranger, je suis désolé, mais vous devrez, sans doute, continuer à pied votre route.

Un mouvement d’humeur échappa à l’un des voyageurs. Celui-ci fit quelques pas en avant et, les sourcils froncés, se mit à considérer l’attelage, cherchant visiblement, en son esprit, la solution pratique d’une aussi fâcheuse position.

Il était de taille élevée, mais si admirablement proportionné que cette grandeur peu commune ne se remarquait point dès l’abord. Une impression de vigueur et de force se dégageait, par contre, de sa personne, dont elle exaltait la distinction. Ses traits nets, accusés, n’avaient point seulement le privilège d’une beauté exceptionnelle ; ils étaient encore animés par une flamme qui, illuminant les yeux sombres, le large front, courant sur la bouche volontaire, prêtait à ce masque une étrange séduction.

En cet instant, cependant, une vive contrariété transformait la physionomie du jeune homme ; et celle-ci s’accrut encore lorsque, d’un ciel gris et bas, des flocons commencèrent à tomber. Il releva alors, d’un geste impatient, le col de son élégante pelisse, enfouit ses mains au creux de ses poches et, se tournant tout d’une pièce vers le second voyageur :

Mon cher, si nous ne voulons périr ensevelis ou risquer une congestion, le mieux est de gagner l’hôtel par nos propres moyens. Qu’en pensez-vous ?

Le jeune homme ainsi interpellé ne parut guère s’émouvoir. Il avança seulement de quelques pas et, comme pour mieux fouiller la campagne environnante de son regard, gagna l’un des côtés de la route.

Son aspect n’offrait rien de particulier, sauf peut-être une extrême placidité. Moins grand que son compagnon, il était tout aussi élégamment vêtu. Son visage régulier accusait une intelligence déliée et prompte ; des gestes calmes, réfléchis, une visible pondération ajoutaient sans doute quelques années de plus à l’âge qu’il devait réellement avoir. Durant quelques instants, les yeux du voyageur effleurèrent les vallées profondes ouvertes sous ses pieds, les hautes cimes perdues dans un cotonneux ciel gris, les forêts pétrifiées à flanc de montagne, pour revenir enfin vers le chemin désert. Gagner à pied le palace, juché tout là-haut dans les sapins, n’était point une entreprise divertissante. Cependant, aucun proche secours ne s’annonçant, il n’y avait guère mieux à faire. Et le jeune homme hocha la tête.

Vous avez raison, Michel. Il faut nous mettre en route. Une fois au port, nous enverrons du renfort à ce brave homme.

Il rejoignit le voiturier, toujours occupé de son cheval, et s’apprêtait à lui faire part d’une aussi sage décision. Mais celui-ci, se redressant tout à coup, sembla écouter avec une grande attention. Et, avant que les jeunes gens aient perçu le moindre bruit, il s’écriait :

Un traîneau !

Au bout de quelques minutes, en effet, un traîneau dont les sonnailles s’étaient précisées, apparut au tournant de la route. Il venait vers les voyageurs, au trot tranquille de son cheval, et sa capote relevée avait déjà blanchi.

L’accidenté s’était porté au-devant de lui. Ayant, d’un geste, commandé son arrêt, il parlementait avec d’invisibles personnages. Peu après, il rejoignit les jeunes gens.

Cette voiture monte justement au palace, messieurs, expliqua-t-il ; mais elle n’est pas libre. Il s’y trouve déjà une dame, et…

… Et cette personne ne veut point se commettre avec de vulgaires touristes inconnus ? interrompit celui que son compagnon avait appelé Michel, tout en souriant ironiquement. Qu’à cela ne tienne, nous pouvons fournir quelques références.

Sans laisser au voiturier le loisir de reprendre sa phrase inachevée, il s’était déjà détaché du groupe et s’avançait vers le traîneau.

Madame, dit-il en se découvrant et inclinant sa haute taille, le violoniste Michel Marsac et son secrétaire et ami ont été victimes d’un accident. Ils vous seraient infiniment reconnaissants si vous vouliez bien leur permettre d’user de votre attelage.

Du fond de la voiture, un timbre clair s’éleva :

J’avais dit à votre guide que, si je pouvais vous être utile, monsieur…

Les mots étaient venus jusqu’au “secrétaire et ami” qui dissimula mal un sourire ; Michel, avec son impatience coutumière, n’avait point permis au voiturier de formuler l’aimable réponse faite à sa requête.

Le jeune homme, debout près du traîneau, remerciait maintenant la voyageuse dont, pour la première fois, les traits lui apparaissaient. L’ombre de la capote ne lui avait d’abord laissé deviner qu’une mince silhouette et deux mains gantées posées sur la couverture. À l’abri d’un capuchon de fourrure, c’était un visage très jeune qu’apercevait Michel : un frais visage aux longs yeux bleus surmontés de sourcils très noirs, à la bouche sérieuse, presque grave. Comme la jeune fille reculait pour faire place à ses compagnons imprévus, sa coiffure glissa un peu sur des cheveux d’un châtain lumineux, à reflets d’or.

Il n’y avait point de bagages à transborder d’un attelage à l’autre. Ceux-ci devaient monter directement de la station au palace par le funiculaire que les jeunes gens s’étaient, une heure auparavant, refusés à prendre. Seul, un riche étui à violon, aux initiales de vermeil, fut apporté par l’ami de Michel, qui le plaça sur ses genoux. Et, tout aussitôt, le véhicule lourdement chargé reprit sa marche.

La montée s’avérait rude. Malgré son désir de retourner très vite porter secours au traîneau en difficulté, le conducteur ne pouvait demander davantage à son vaillant animal. La neige continuait à tomber et la piste, de minute en minute, se faisait plus glissante. Suivant les brusques tournants de la route abrupte, c’était tantôt à droite des jeunes gens, tantôt à gauche, le précipice : un béant trou d’ombre. La nuit s’annonçait et, déjà, la vision des objets, dans leur uniforme blancheur, devenait imprécise.

Les voyageurs, doucement bercés par la musique des grelots attachés au collier du cheval, se laissaient aller à une évidente satisfaction. Bien abrité par la large capote de moleskine, chacun d’eux songeait à ce qu’aurait pu être cette même ascension, sans la providentielle rencontre. Et le sentiment de bien-être confusément ressenti s’en trouvait accru.

Le secrétaire exprimait l’essentiel de ses pensées. Il le faisait en phrases spirituelles et vives auxquelles la jeune fille répondait sans aucun embarras. Michel, lui, ne se mêlait guère à la conversation. Son regard distrait errait au hasard sur le paysage et il fallait une interpellation directe de son ami pour qu’il le ramenât à l’intérieur du traîneau.

Depuis un instant, la route, taillée en pleine forêt, s’était élargie. On approchait de la station à laquelle se rattachait l’hôtel. Bientôt, les premiers magasins (la plupart accessoires de ski, salons de thé, confiseries) apparurent. Leurs vitrines s’allumaient déjà. À la faveur de l’une d’elles, plus brillamment éclairée, la voyageuse, se penchant, consulta une minuscule montre de poignet. Alors, elle frappa doucement sur l’épaule du conducteur.

Arrêtez, s’il vous plaît, je descends ici, dit-elle.

Avant que le secrétaire ait eu le temps de lui offrir son aide, l’inconnue sauta légèrement à terre ; puis, elle assujettit son capuchon, salua les jeunes gens et, bientôt, dans une rue voisine, elle avait disparu.

Bertrand, voulez-vous décidément planter ici votre tente ? Le lieu me paraît assez inconfortable.

Le secrétaire se détourna en riant et, sans utiliser le marchepied, revint prendre sa place à côté de Michel. Il était demeuré quelques secondes immobile auprès de la voiture, le visage tourné dans la direction prise par la jeune fille, et il lui semblait assez naturel que son compagnon s’impatientât.

Eh bien ! répondit-il, si un campement ici même devait m’exposer à de semblables rencontres, je crois que vous coucheriez seul au Grand Hôtel, ce soir.

Le violoniste eut un bref haussement d’épaules, mais ne releva pas les paroles de son ami. S’enfonçant profondément dans l’angle du traîneau, qu’avait livré, plus spacieux, le départ de la voyageuse, il étira ses longues jambes, croisa les bras et, les yeux mi-clos, ne bougea plus.

Une longue côte, encore quelques mètres et, devant les jeunes gens, le Grand Hôtel dressa sa luxueuse architecture, rehaussée de sculptures de pierre. La façade, percée d’innombrables ouvertures : fenêtres, terrasses, loggias, solarium, était illuminée par quatre lourdes torchères de bronze. Ainsi campé, tout au bord d’une saillie rocheuse, le palace dominait monts et vallées.

Devant la porte d’entrée, que des torrents de lumière franchissaient, le traîneau s’arrêta. Bertrand du Breuil en descendit le premier et, s’approchant du voiturier, voulut acquitter le montant de la course. Ce dernier, cependant, se refusa à accepter la moindre somme. Comme le secrétaire insistait, il expliqua :

Vous ne me devez rien, monsieur. Je suis retenu pour un mois par Mme la comtesse Olga Pavlovitch, avec laquelle se trouve la jeune fille que je promenais. Toutes mes sorties sont payées d’avance et je ne puis en accepter deux fois le montant. Au revoir, messieurs, acheva-t-il en ôtant son feutre orné d’une plume ; je dois redescendre secourir mon camarade sans tarder.

Le traîneau décrivit un cercle et s’éloigna, tandis que les voyageurs, en silence, gravissaient le monumental perron d’entrée. Ils en atteignirent les dernières marches lorsque le secrétaire posa sa main sur le bras de Marsac.

Michel…

Ce dernier s’arrêta aussitôt et tourna vers Bertrand un visage parfaitement calme. La clarté qui s’échappait du hall par les portes vitrées frappait chacun de ses traits et en eût décelé le moindre bouleversement. Une fois de plus, Bertrand admira cette maîtrise de soi que nul être au monde, pensait-il, ne devait posséder à un aussi haut degré.

Michel, reprit-il après une hésitation, peut-être avons-nous mal entendu ?

N’en croyez rien, mon cher. Ce brave homme s’est expliqué avec une netteté qui ne laisse point de prise au doute. La comtesse Pavlovitch, ma tante, se trouve en Suisse, tout comme nous.

Le ton était léger, ironique, mais du Breuil ne s’y trompa point. Il savait trop quelle inguérissable blessure saignait chez Michel au moindre rappel du passé pour croire à cette indifférence. La comtesse Olga, bien que n’ayant joué, dans la vie du jeune homme, aucun rôle particulier, n’en restait pas moins l’un des membres de cette famille dont il s’était à jamais écarté.

Le violoniste, cependant, avait repris sa marche ; et Bertrand, devinant sa répugnance à poursuivre l’entretien, le suivit sans ajouter un mot.

Dans le hall, un directeur de l’hôtel s’empressa auprès de ces nouveaux venus dont il connaissait l’importance. Les appartements, réservés depuis plusieurs jours, se trouvaient prêts, et il tint à y conduire lui-même les voyageurs.

Dès qu’il se trouva seul dans la luxueuse chambre, tapis clair, grands meubles de sycomore blanc, sièges laqués dans le style vénitien, Michel Marsac, ayant au passage jeté son vêtement de voyage sur le grand lit capitonné de soie castor, alla droit à l’une des fenêtres et l’ouvrit. Là, il respira longuement, profondément, comme si, dans la pièce close, l’air eût manqué à ses poumons.

Sa pelisse ôtée, il apparaissait tout à la fois svelte et puissant. Il avait, d’un geste violent, croisé ses bras sur sa poitrine, et demeurait immobile, tête nue, sans aucun souci du vent glacial qui le souffletait.

Pour l’amour du Ciel, Michel, voulez-vous fermer cette fenêtre ? s’écria Bertrand du Breuil en pénétrant dans l’appartement. Songez donc, je suis responsable de la santé du grand maître ! Votre public pourrait fort bien me lapider si le concert annoncé n’avait pas lieu !

Avec un demi-sourire, Michel obéit. Puis il rejoignit son ami, s’assit sur le bras d’un fauteuil et, ayant tiré de sa poche un étui d’or gravé, le présenta ouvert au jeune homme. Du Breuil, avant de choisir une cigarette, déposa une enveloppe auprès de son ami.

J’allais oublier, Michel. On vient de me remettre cette lettre qui, paraît-il, vous attend depuis plusieurs jours déjà. Encore une admiratrice, heureux homme !

Le violoniste envoya vers le plafond une longue spirale de fumée avant de jeter les yeux sur l’enveloppe.

En défaut, Bertrand, dit-il enfin. Ces gracieux déliés ne peuvent être que le fait du concierge de mon hôtel. Lui seul, à Paris, connaît l’itinéraire de nos tournées et il a charge de faire suivre la correspondance que je reçois durant celles-ci.

Tout en parlant, le jeune homme décachetait avec nonchalance la première des enveloppes, puis une seconde, plus petite, qui s’y trouvait enfermée. Et soudain, une sourde exclamation lui échappa. Le secrétaire, dont l’attention s’était détournée de Michel, ramena avec surprise ses yeux vers lui et, tout aussitôt, se dressa presque avec effroi.

L’espace d’une seconde avait suffi pour que s’opérât chez le violoniste une extraordinaire transformation. Son visage brun était devenu livide ; ses lèvres se pressaient l’une contre l’autre avec une force qui faisait saillir les muscles des mâchoires ; enfin, sous les sourcils joints, ses yeux noirs étincelaient.

Voyez donc, Bertrand ! s’écria-t-il d’une voix qu’il s’efforçait de rendre ironique, mais où grondait la colère. Voyez ! Ceci est autrement bouleversant que le voisinage de la comtesse Olga.

Et, tout en parlant, il tendait au jeune homme un large feuillet gravé d’une couronne.

Tandis que du Breuil se penchait sur les lignes dont la lecture avait, à ce point, agité Marsac, ce dernier s’était mis à marcher au travers de la chambre. Il avait, en partie, réussi à se dominer, mais son front demeurait contracté et les éclats de sa voix inapaisée indiquaient la persistance d’un trouble profond :

Ma grâce, Bertrand ! disait-il avec un sombre éclat de rire. Vous avez bien lu, ceci est ma grâce ! Après huit années, l’exilé peut revenir dans son pays. Ah ! mon cousin est généreux, n’est-ce pas ? Il se souvient qu’un homme de son sang et de sa race, un homme dont rien n’entachait l’honneur, erre de par le monde, injustement banni !

Il s’interrompit à peine pour reprendre avec une amertume croissante :

On me convie magnanimement à venir m’agenouiller sur les marches du trône, à courber la tête, à me frapper la poitrine et à m’écrier : “Majesté, je reconnais mes torts, je déplore les erreurs de mes jeunes années et je m’humilie ! Oui, j’ai été coupable, infiniment, et mon crime ne peut trouver d’excuses. J’aimais une femme ; elle m’aimait aussi, mais plus encore que mon amour comptait à ses yeux la toute-puissance. Or, cette toute-puissance, vous la possédiez et, avec elle, le droit d’écarter un témoin gênant de serments trahis et de promesses violées. Ma faute est donc à peu près inexpiable, et seule une clémence sans borne la pouvait effacer !” Cela dit, Bertrand, je me relèverai pour l’accolade fraternelle. Selon toute probabilité, je devrai ensuite baiser une main féminine et… Non ! Cent fois non ! s’écria Michel en redressant fièrement la tête. Jamais je ne payerai mon droit d’entrée en terre slovitane un tel prix !

Il se tut et, dirigeant ses regards vers la fenêtre, parut s’absorber dans la contemplation des sommets.

Bertrand du Breuil n’avait pas encore bougé. Avant de faire entendre à Michel la voix de la raison, il désirait laisser à sa révolte le temps de se calmer. Depuis des années que, par amitié, le jeune homme partageait avec Marsac une existence dorée mais vagabonde, il ne se souvenait pas d’avoir vu ce dernier aussi violemment ému. Comme le silence se prolongeait, cependant, il vint vers son ami, parut balancer un instant et, enfin, demanda :

Quelle réponse, comptez-vous faire à cette lettre ?

Le jeune homme tressaillit ; puis, aussitôt, sans se retourner :

Aucune ! jeta-t-il rudement.

Bertrand ne se démonta pas.

Je suppose que vous avez bien réfléchi, dit-il. Néanmoins, les décisions précipitées étant presque toujours regrettables, je vous poserai la même question demain.

Du Breuil allait s’éloigner. Mais Michel, faisant brusquement volte-face, le retint.

Voyez-vous d’autre alternative que celle de m’humilier ou de jouer une infâme comédie de repentir, Bertrand ?

Peut-être…

Longuement, le violoniste considéra son compagnon qui, très calme, soutint sans broncher ce regard. Il le connaissait assez pour savoir que nulle parole n’était, par du Breuil, prononcée au hasard ; et il avait maintes fois apprécié les idées de haute sagesse nées de cet être réfléchi. Aussi regagna-t-il le fauteuil abandonné en disant simplement :

Je vous écoute.

Le jeune homme sourit à demi. Cette confiance de l’indomptable Michel le flattait. Il prévoyait l’accueil fait à ses suggestions et pourtant n’hésita pas.

Vous ne voulez point, Michel, et vous avez raison, donner à… mettons, à une souveraine le spectacle de votre amende honorable et la joie d’un triomphe trop certain. Mais savez-vous bien que les rôles peuvent être renversés ?

Je ne comprends pas.

Et moi, je m’explique : rentrez en Slovitanie, Michel ; regagnez votre pays. Prenez à nouveau possession de votre hôtel de Kroukoya, de vos chasses de Zogoravine, de vos domaines de Vrorina, de Kirsova, de votre château de Pakovatz ! Mais n’y retournez pas seul. Que, devant ce trône où l’on prétend vous humilier, un front blanc s’incline auprès du vôtre ; que de beaux yeux disent votre bonheur ; qu’une main, dans cette ascension dont l’idée vous heurte, guide et soutienne votre main.

Du Breuil s’arrêta court. Michel, de nouveau, s’était dressé et, écrasant dans un cendrier proche la cigarette qu’il venait d’allumer, s’écriait avec impatience :

Sornettes, Bertrand ! J’attends de vous un avis sérieux et, si je comprends bien, vous me parlez idylle… peut-être même mariage !

Conseil fort sage, mon ami ; et qui vous permettrait de reparaître devant la reine Milena en homme heureux et détaché de tout souvenir, comme de tout regret… Voyons — excusez-moi de pénétrer en ce domaine — mais n’existe-t-il point dans vos tournées une halte à laquelle votre pensée se reporte plus volontiers, parce qu’“elle” est brune… ou blonde ? Si j’en crois le langage des innombrables fleurs qui accompagnent chaque concert nouveau, il y a de par le monde bien des cœurs dont votre archet a fait vibrer les cordes.

À l’instant où du Breuil se taisait, quelques coups légers furent frappés à la porte. Avec ennui, Marsac cria : “Entrez !” en tournant la tête vers le fond de la pièce où devait surgir l’importun. Aussitôt, le battant s’ouvrit, livrant passage à une vieille dame aux cheveux blancs, au frais visage rosé, exubérante et preste comme on ne l’est guère qu’à vingt ans.

Mon cher ami, s’écria-t-elle en s’élançant vers le violoniste, excusez-moi de venir à vous sans être annoncée ; mais, vraiment, le plaisir que j’éprouve à vous voir ne pouvait davantage se différer !

Marsac, aux premiers mots, avait mal réprimé un vif froncement de sourcils. Pourtant, rien n’était plus irréprochable que le mouvement par lequel il se pencha sur la main tendue. Sans jamais s’y accoutumer, il reconnaissait que cette perpétuelle immixtion du public dans sa vie privée représentait l’inévitable rançon de la gloire. Et puis, Mme Bertin, dont l’âge canonique laissait en tout cas en repos sa vanité masculine, n’était-elle point la plus fidèle et la plus fervente de ses auditrices ?

Sans trop d’ennui, le jeune homme poussa donc devant la visiteuse la porte d’un petit salon richement décoré, qui faisait partie de son appartement.

Ah ! mon enfant, s’écria la vieille dame, dès qu’elle fut assise dans un confortable fauteuil. Vous permettez, n’est-ce pas ? Je vous appelle mon enfant puisque je pourrais être votre grand-mère. Savez-vous que j’ai fait spécialement le voyage de Paris pour venir vous entendre ici ?

Le violoniste s’inclina. Mais Mme Bertin, dont la prolixité était étonnante, parut à peine le remarquer.

Et voilà que vous avez failli rester dans la neige, poursuivit-elle en riant. Car, il n’y a pas à dire, vous pataugeriez encore si la petite France n’était point passée par-là.

France ? interrogea du Breuil, prenant pour la première fois la parole.

Mais oui, ma petite amie Françoise de Chancel, dont le traîneau, si j’en crois les toutes dernières rumeurs, a sauvé de pauvres victimes de la montagne !

Elle rit encore et acheva :

Nous avions rendez-vous dans un salon dé thé du village et elle m’a conté cette amusante mésaventure pour s’excuser de son retard !

Chacun des jeunes gens évoqua dans son souvenir la même image et ses traits les plus saillants : un capuchon de fourrure sur des cheveux dorés, un visage clair et grave, une mince silhouette vite disparue.

Vous voudrez bien, madame, pria Michel, exprimer à Mlle de Chancel toute notre gratitude. Elle-même ne vous en a pas laissé le temps.

Je le ferai, Marsac, je le ferai…

Et lui dire combien nous avons déploré de ne pouvoir acquitter, au voiturier le plus entêté que je connaisse, le prix de notre course.

Oh ! cela n’a guère d’importance et concerne uniquement la comtesse Pavlovitch… La comtesse est une de mes amies, crut-elle devoir expliquer aux jeunes gens. Mon mari resta longtemps attaché à l’ambassade française de Kroukoya et bien qu’Olga Pavlovitch, déjà veuve, sortit peu et reçût moins encore, nous eûmes cependant des relations très suivies. Elle voyage en ce moment et, après s’être arrêtée en Suisse, vient de partir pour l’Italie avec ses enfants. Françoise prend ici quelques jours de congé qu’elle passe en ma compagnie.

Mlle de Chancel est-elle une parente de la comtesse Pavlovitch ? questionna Bertrand, vivement intéressé.

Elle ? Pauvre enfant ! Pas du tout. Orpheline depuis des années, elle n’a plus aucune famille. Son père, un jeune avocat de talent, terrassé par une embolie à la barre même, sa mère morte d’une septicémie foudroyante peu d’années plus tard, elle est demeurée, sans fortune, à la charge d’une grand-mère qui n’en possédait guère plus. Lorsque, à son tour, celle-ci disparut, j’accueillis France chez moi. De profonds liens d’amitié m’avaient unie à Mme de Chancel et je considérais comme un devoir d’aider sa petite-fille à trouver un emploi en rapport avec son intelligence, ses goûts, son éducation. Je crois ne point y avoir mal réussi. Depuis bientôt trois ans, France remplit, auprès de la fille de la comtesse, les fonctions d’institutrice, de gouvernante, et aussi d’amie très chère.

« Oh ! continua Mme Bertin, entraînée par son sujet, on est parfaitement bon pour elle en Slovitanie. Elle a trouvé là le meilleur, le plus accueillant des foyers. Cependant, je sais que sa vie ne se trouve pas exempte d’amertume.

Elle hésita un peu et reprit en confidence :

Olga Pavlovitch vit à Kroukoya, au palais du prince régnant, dont elle est la tante. Or, la princesse Milena s’accommode fort mal du voisinage d’une aussi jeune beauté et le lui fait durement sentir. Elle a d’abord, paraît-il, “ouvert les yeux” de la comtesse sur le danger que représentait pour sa fille un tel chaperon. Puis, ses insinuations très fraîchement accueillies par Olga, qui est une femme éminemment vertueuse et raisonnable, elle se décida à faire intervenir le roi. Le résultat ne fut pas meilleur. Sa Majesté répondit en propres termes qu’il ne se reconnaissait aucun droit sur l’éducation de sa jeune cousine Nathalie, du reste fort bien dirigée par la comtesse ; et point davantage de compétence en ce qui concernait le choix ou le rejet des personnes devant s’y employer. Les choses en sont restées là. Je n’ai guère reçu les confidences de Françoise. Elle est très digne, très fière, et s’élève au-dessus de toutes les mesquineries. Mais je ne puis m’empêcher de penser qu’un jour, prochain sans doute, elle reviendra vers moi, vaincue. La puissance a toujours des armes efficaces et la vanité féminine une violence insoupçonnée.

Longuement encore, Mme Bertin entretint les jeunes gens de sa protégée. Ceux-ci l’écoutaient en silence et Bertrand remarqua soudain l’étrange visage de son ami. Il connaissait assez Marsac pour savoir qu’à chacun des mouvements de son âme correspondait une expression de physionomie bien différente. Or, ce masque, pour d’autres impénétrables, offrait au même instant un complexe de réflexion aiguë, de résolution arrêtée et même de dureté qui l’inquiéta.

Avec soulagement, il accueillit le mouvement Mme Bertin se levant pour prendre congé de Michel, il accompagna cette dernière jusqu’à la porte du petit salon qui, directement, s’ouvrait sur un couloir. Et alors… Bertrand comprit.

Le violoniste s’était incliné devant sa vieille amie, la remerciant de sa visite. Et soudain, comme elle allait franchir le seuil de la pièce :

Puisque Mlle de Chancel se trouve momentanément votre protégée, madame, dit-il, suis-je autorisé à vous avouer quelle impression très profonde elle a produite sur moi ?

Du Breuil n’entendit point la réponse faite par Mme Bertin. Une telle stupeur l’avait saisi que ses facultés lui en paraissaient annihilées. Ce fut seulement au bruit de la porte poussée derrière la visiteuse que le jeune homme retrouva son assurance.

Michel, commença-t-il, Michel…

Le violoniste, qui déjà s’éloignait, s’arrêta. Ses traits parfaitement calmes n’offraient à l’observateur le plus perspicace rien dont celui-ci eût pu s’étonner.

Il regarda du Breuil et, avec ironie :

Allez-vous donc, Bertrand, me blâmer maintenant pour une docilité trop grande ? Vos conseils étaient la sagesse même, je les suis ! Allons, je vous en prie, mon cher, changez de visage. Le sort en est jeté, nous inscrirons la Marche nuptiale au programme de nos auditions.

Ayant ainsi parlé, le jeune homme, sans plus s’occuper de Bertrand, traversa le salon et regagna la chambre où, avec soin, il entreprit de déballer son violon.

Mais le secrétaire ne se tint pas pour battu. Rejoignant Marsac, il mit la main sur son épaule et, avec une gravité inaccoutumée :

Pourquoi justement cette enfant, Michel ? Cette enfant que vous ne connaissez pas, que vous n’avez même point vue ?

Le violoniste se retourna lentement et du Breuil vit étinceler son regard.

Pourquoi ? répéta-t-il.

Sa voix avait des intonations dures et violentes.

Vous n’avez donc pas compris, Bertrand ? Mais parce que Milena la hait !



À suivre...


Présentation et résumé

Son altesse mon mari

Par Alix ANDRÉ



Étrange aventure que celle de France de Chancel, épousant, alors qu’elle le connaît à peine, un violoniste célèbre, Michel Marsac, qui disparaît le soir même de son mariage, sans lui donner d’explications. Et cette aventure, commencée en Suisse, se poursuit dans un État des Balkans où le jeune couple se retrouve dans un palais royal.

France y remplit les fonctions de lectrice, auprès d’une jeune comtesse. Michel, lui, de par la mort accidentelle du prince régnant, son cousin, est appelé à monter sur le trône.

Dans la sombre atmosphère du palais, un amour qu’eux-mêmes ignorent grandit chaque jour : celui du prince pour cette enfant à laquelle il ne peut plus faire de place dans sa vie, celui de la jeune lectrice pour le prince qui est son mari.

Leur séparation est-elle inéluctable ? France, traitée d’aventurière, doit fuir la cour devant le scandale. Michel sauvera-t-il leur amour ?